Le Triomphe de la Mort de Pieter Brueghel l’Ancien

ANALYSE D'ŒUVRE D'ART

Lumière sur «Le Triomphe de la Mort» de Pieter Bruegel l’Ancien

Le fléau qui sévit actuellement dans notre monde nous rappelle l’œuvre poignante de virtuosité et de détails du grand peintre flamand Pieter Bruegel l’Ancien, «Le Triomphe de la Mort». Datée de 1562 et exposée au Musée du Prado, à Madrid, cette huile sur bois de 117 x 162 cm est un vif témoignage d’une époque ponctuée et tourmentée par les épidémies et les conflits. Leurs ravages sur les corps et les esprits sont incarnés avec un réalisme et une émotion exacerbés dans cette œuvre cathartique de génie. Mourants, malades et défunts se succèdent dans un paysage apocalyptique et sont autant de vestiges d’une époque si lointaine et soudain si proche de nous, nous rappelant avec humilité à la dureté du monde et à fragilité de l’existence.

Orfèvre pictural à l’œuvre foisonnante et prolifique, Pieter Bruegel l’Ancien est né au XVIe siècle à Breda, dans des Flandres meurtries par une succession de conflits religieux, politiques et sociaux. Bien qu’une nébuleuse de mystères entoure sa brève carrière, sa vie aux Pays-Bas et en Belgique influencée par ses pérégrinations en Italie, son intérêt pour les fêtes villageoises et les mœurs rustiques, son talent d’observateur aigu, son tempérament humoristique et son faible pour les chefs-d’œuvre du grand Jheronimus Bosch ne font nul doute.

Inspiré de la danse de la mort, un thème récurent de la littérature médiévale, «Le Triomphe de la Mort» représente une scène apocalyptique réunissant les morts et les vivants dans le paysage d’une ultime bataille. Il se caractérise par une savante combinaison entre la morbilité du sujet, une forte charge émotionnelle, un sens du détail irrévocable et un réalisme cauchemardesque. 


Plongée dans un storytelling cinématographique

La première impression face à cette scène de guerre «bruyante» est celle d’un chaos imperceptible. Une foule de détails insolites assaillit notre regard au sein de ce paysage vibrant et inquiétant. Tout d’abord égarés, nous sommes forcés de scruter chaque plan et ses multiples sujets, chacun ayant sa propre signification, aucun ne devant nous échapper. Le grand format horizontal du tableau nous plonge dans une expérience panoramique immersive. Cependant, dès lors que notre œil s’approprie la scène nous nous retrouvons soudain guidés par une construction de l’espace méthodique et finement élaborée. Pieter Bruegel, ingénieux maître de la composition, scinde son oeuvre en trois parties distinctes dignes d’un storytelling cinématographique.

Dans un premier plan se déroulent des affronts empreints de violence. Les squelettes capturent, attaquent et raillent des hommes et des femmes, adultes et enfants, issus de toutes les strates sociales : empereurs, cardinaux, soldats, paysans, nobles. Les animaux, chiens, oiseaux ou chevaux, n’échappent pas au massacre. Au centre de ce premier plan, la mort chevauchant sa monture et munie d’une faux — symbolique du folklore anglo-saxon — fauche les êtres comme les blés sur son passage. Les derniers survivants sont guidés sans espoir de salut vers l’entrée béante d’un cercueil de bois.

Le deuxième plan semble annoncer la suite de l’histoire. Les campagnes ravagées et désertées sont hantées de cadavres et n’accueillent plus qu’un étrange bestiaire d’animaux imaginaires. Les flammes rougeâtres des bâtisses en feu, encerclées de scènes de pillage et de torture, illuminent l’horizon. Une foule lutte dans un dernier effort désespéré. Aucun être ne peut échapper à un destin inéluctable qui semble l’assaillir de tous bords. Toute la vision pessimiste et réaliste de Pieter Bruegel atteint son apogée. Comble de l’ironie, les squelettes sonnent le glas de la mort. Ils annoncent leur propre venue et la destruction de l’humanité avec une teinte d’humour très caractéristique du peintre hollandais. Ils semblent par ailleurs s’occuper de tout, de la coupe des arbres pour la confection des cercueils à l’excavation des tombes.

Le troisième plan représente une terre et une mer désertées, annonciatrices de l’inévitable sort de ce duel tragique entre la vie et la mort. Cependant, l’œil qui effectue sa lecture en partant de l’angle supérieur gauche à l’angle supérieur droit glisse d’un ciel embrasé vers un horizon aux teintes plus limpides et bleutées. Pouvons-nous ici apercevoir une lueur d’espoir?