Jean-Claude Biver, ex-CEO de la division Montres de LVMH

Jean-Claude Biver
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ean-Claude Biver, entrepreneur talentueux, visionnaire et disruptif de l'univers de l'horlogerie suisse, ancien directeur général de Hublot et de la division montres du groupe LVMH, est également un alchimiste agile et pétillant qui a su jouer des contrastes, mêler un savoir-faire millénaire à des idées de génie, repousser les limites de l'univers et instaurer une nouvelle ère horlogère révolutionnaire, transcendentale et enchantée.  Sous son impulsion, l’antinomie de la rencontre impromptue entre l'ancien et le nouveau — qui se reflètent et se répondent l’un à l’autre — a su provoquer une insolente, mais fertile, remise en question des systèmes de valeurs et de compréhension. Son art du décloisonnement a  entraîné à travers le monde des réactions de stupeur et d’émerveillement qui ont indubitablement conduit le monde de l'horlogerie à revoir ses perceptions.  Jean-Claude Biver est également à l'origine de l'art de la fusion, un brillant big bang contemporain qui fusionne les opposés et nous évoque, étrangement, l'oeuvre de Jeff Koons "L'Ariane Endormie", de la série Gazing Ball. 

Jeff Koons, Ariane Endormie, Série Gazing Ball (2013)

L’Ariane Endormie, de la série Gazing Ball, est une œuvre réalisée en 2013 par le sculpteur néo-pop américain Jeff Koons. La déesse de l’Illiade, taillée dans du marbre blanc, porte sur elle une sphère bleue réfléchissante en verre soufflé ; décor fort courant des jardins de Pennsylvanie. Le globe teinté reflète son environnement et le spectateur, qui prend ainsi part à la symbolique de l’œuvre.

Un dialogue s’érige entre la mythologie, incarnée par Ariane, l’époque contemporaine, renvoyée par la sphère, et le regardeur dont se mire le reflet déformé.

Les âges, les techniques et les matériaux fusionnent en une œuvre qui brise en éclats les codes hermétiques de l’art et de l’artisanat. 

Entretien avec Jean-Claude Biver, passionné d'art et d'artisanat, à travers le prisme de l'Œuvre de Jeff Koons

Jean-Claude Biver

Monsieur Biver, quelle est votre relation à l’art contemporain ?

Initialement grand admirateur des mouvements fauve et impressionniste, mon plus jeune fils, Pierre, m’a guidé plus tard vers l’art contemporain. J’ai rapidement souhaité comprendre les rouages et les techniques derrière les œuvres contemporaines qui me fascinaient.

Un jour, le chorégraphe franco-suisse Maurice Béjart, qui était un ami cher, m’a appris que l’essentiel, dans l’art contemporain, n’était pas tant de tout comprendre, mais davantage de ressentir.

Depuis ce jour, face à l’art contemporain, je m’attelle avant tout à l’émotion, au ressenti qui éclot et croît en moi. Cette émotion, elle passe par mon regard, puis entre progressivement dans mon sang, mon cœur et mon esprit. Ma relation à l’art contemporain est émotionnelle, personnelle, puissante et rafraîchissante. 

“Maurice Béjart, qui était un ami cher, m’a appris que l’essentiel, dans l’art contemporain, n’était pas tant de tout comprendre, mais davantage de ressentir.” 

Dans l’oeuvre de Jeff Koons, la sphère réfléchissante, gonflée d’une énergie vitale, nous rappelle que chaque oeuvre d’art contient une âme qui lui est propre. Est-ce que les horlogers insufflent également une âme à leur créations ?

À l’image de Gepetto, qui donne vie à Pinocchio, nous — horlogers — sommes des artisans de l’âme. Lorsqu’après des heures de labeur nous refermons le boîtier de la montre, nous capturons en elle toute l’énergie, la passion, le savoir-faire artisanal et l’amour que nous lui avons dédiés. Nous lui donnons une âme. L’art horloger réside en grande partie dans cette maîtrise de l’invisible, le visible étant à la portée de tout un chacun… 

“Nous — horlogers — sommes des artisans de l’âme.”
Jeff Koons, Ariane Endormie, Série Gazing Ball (2013)

Pourquoi doit-on maîtriser la part invisible d’une oeuvre, artistique ou horlogère ?

C’est précisément parce que l’on ne voit pas l’invisible qu’il faut le maîtriser ! En cela réside l’excellence horlogère. Si le boîtier est éblouissant et que le contenu ne s’inscrit pas dans cette continuité, il s’agit d’une imposture. Or, la pièce horlogère se doit d’être un objet de rêve, d’émotion, de perfection et de pérennité, dans son intégralité, de l’extérieur à l’intérieur.

Tout comme Jeff Koons, en matière de design, vous êtes revenu à l’esthétique traditionnelle de la forme ronde. Pourquoi ?

Pour trois raisons. Lorsque vous demandez à un enfant de dessiner une montre, il tracera systématiquement un rond, auquel il ajoutera des aiguilles et un bracelet. Ensuite, pensez aux clochers. Imagineriez-vous l’horloge de Big Ben en forme de carré ? Non. Les clochers ont toujours une horloge ronde à leur sommet. Finalement, les premiers horlogers se sont inspirés de la sphère céleste et des astres qui la peuplent ; ils ont appliqué leur forme sphérique universelle à leurs créations. 

“les premiers horlogers se sont inspirés de la sphère céleste et des astres.” 
L'Atmosphère : Météorologie Populaire, gravure sur bois anonyme

L’œuvre de Jeff Koons fusionne deux univers en un, un peu comme le magic gold, qui allie l’or à la céramique. Les horlogers sont-ils les alchimistes de notre époque ?

Les horlogers sont avant tout des alchimistes ! Les pièces horlogères ne sont faites ni de bois, ni de pierre, mais de métaux qui requièrent un savoir-faire métallurgique. La spéculation, quant à elle, fait partie de cette alchimie. Nous avons, à l’époque, spéculé sur le fait qu’un alliage entre la céramique et l’or produirait un or extrêmement résistant. Toutefois, nous n’en étions pas certains. La recherche appliquée vise un résultat bien défini. La recherche fondamentale, quant à elle, se réalise sans certitude d’un aboutissement précis. Nous avons finalement découvert le « magic gold », d’une dureté proche de 1.000 vickers, rayable uniquement par un diamant. 

“Les horlogers sont avant tout des alchimistes !” 
L'art de la fusion alchimique : Le Lion Vert de Johann Daniel Mylius (1622)
Jeff Koons décloisonne l’art, tout comme vous avez — d’une certaine façon — décloisonné et révolutionné l’horlogerie. Pourquoi ce processus de décloisonnement est-il essentiel pour avancer ?

Un futur sans innovation, cela ne s’appelle pas un futur, mais une répétition. Pour que le futur soit, il est nécessaire d’injecter à ce qui existe de la créativité et de l’innovation. Mais sans la tradition, le futur ne peut pas non plus exister, puisqu’il s’inspire nécessairement d’elle. Autrement dit, il faut les deux : la tradition, et l’innovation. Et la fusion entre eux. 

 

Jeff Koons est souvent présenté à l’aune des scandales et controverses déclenchés par son art. Vous décrivez également Monsieur Hayek, avec beaucoup de respect et d’admiration, comme une personnalité provocatrice. En quoi la provocation peut-elle être bénéfique ?

La provocation, sur un terrain conformiste enraciné dans la tradition, agit comme un dissolvant. Par son exagération, elle dissout de façon très efficace les idées conservatrices du passé, fermement ancrées dans les consciences. La provocation est une forme de caricature exagérée qui, toutefois, peut détenir une profonde portée philosophique. Une provocation vide de sens est inutile. Par contre, lorsqu’elle détient un véritable message, elle peut être profondément bénéfique pour la société.

 

Jeff Koons est un véritable chef d’orchestre qui sait s’entourer des meilleurs talents. Vous avez su et savez toujours vous entourer de profils extrêmement compétents. Pourriez-vous vous comparer à un chef d’orchestre ?

Un bon chef d’orchestre dépend du talent de ses musiciens, dont il se doit de détecter et de faire grandir les talents. Aujourd’hui, nombre de chefs d’entreprise craignent de s’entourer de grands talents et de partager leurs compétences avec eux, de peur d’être évincés. Mais, en général, les vrais talents n’ont pas besoin de trahir pour évoluer, ils grimpent très naturellement les échelons tout en faisant corps avec vous. 

Atelier de Jeff Koons, New York
La statue représente Ariane endormie, solitaire et mélancolique, abandonnée, selon la légende, sur Naxos. Elle peut être, en cela, le reflet de l’artiste, seul face au monde. Est-ce également le reflet de l’entrepreneur, seul dans ses prises de décision, et seul dans les moments les plus importants de sa vie

Bien sûr. Le chef d’entreprise constitue le dernier rempart, après lui il n’y a personne. Il peut recevoir des centaines de conseils, toutefois la dernière décision lui revient. Ainsi connaît-il et vit-il la solitude du décisionnaire. D’ailleurs, toute forme de création est solitaire. Les femmes mettent au monde seules, les artistes élaborent leurs idées créatives seuls, les entrepreneurs prennent leurs décisions seuls. Toute création doit en premier lieu affronter, puis surmonter la solitude. Il s’agit d’une épreuve majeure, mais tout à fait naturelle, et quelquefois même bénéfique, qui fait intrinsèquement partie du contrat.

“Toute forme de création est solitaire.”
J. W. Waterhouse, Ariane (1898)

■ Propos recueillis en date du 16 février 2021