Catherine Bréchignac, ex-directrice du CNRS
atherine Bréchignac, secrétaire perpétuelle honoraire de l’Académie des sciences et ancienne directrice du CNRS, Ambassadrice déléguée à la science, la technologie et l’innovation, est également une connaisseuse émérite de l’univers de l’art. À Salvador Dalì, artiste surréaliste catalan fasciné par les avancées scientifiques de son temps, elle voue une estime et une admiration notables. Sa perception du tableau La Persistance de la Mémoire nous permet de redécouvrir cette œuvre majeure à travers le prisme captivant des sciences et le regard disruptif d’une scientifique tant passionnante que passionnée.
Madame Bréchignac, Salvador Dalì est un artiste qui vous touche particulièrement. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?
Salvador Dalì a toujours su, de façon rocambolesque, dépasser le traditionalisme et ce que pensaient les autres. Il ne s’est jamais arrêté à la création, il lui apportait quelque chose d’autre, de nouveau. Et c’est précisément en cela que consistent les sciences : en un changement de paradigme, à une capacité à penser à l’impensable et à faire ainsi de grandes découvertes.
L’art de Dalì, tout comme les sciences, consiste en un changement de paradigme ; une capacité à penser l’impensable et à faire ainsi de grandes découvertes.
En découvrant l’œuvre La Persistance de la Mémoire, Gala a prédit que l’on ne pourrait plus jamais l’oublier. Pourquoi, selon vous ?
Parce que Salvador Dalì ressentait, bien qu’il ne soit pas scientifique, de façon très juste et sensible les ruptures et les avancées scientifiques propres à son temps.
Les découvertes d’Albert Einstein concernant l’espace-temps sont très difficiles à se représenter ; vivre dans un espace à trois dimensions et soudain s’en représenter quatre est très complexe.
Salvador Dalì, lui, a réussi à le faire. Il ne comprenait pas les équations, mais il ressentait ces découvertes à sa façon.
Lorsque j’ai redécouvert le tableau La Persistance de la Mémoire, j’ai réalisé que l’interprétation de Dalì correspondait très bien à ce que j’avais moi-même appris en tant que scientifique et physicienne.
Qui plus est, Salvador Dalì a représenté quatre montres avec des temps différents. Et il est vrai que nous avons tous une perception différente du temps. Sur la montre figée il a peint des fourmis, qui la déconstruisent et démontrent que le temps rigide n’existe pas.
Lorsque j’ai redécouvert La Persistance de la Mémoire, j’ai réalisé que l’interprétation de Dalì correspondait à ce que j’avais appris en tant que physicienne.
En 2015, des ondes gravitationnelles, annoncées en 1916 par Albert Einstein, ont été détectées pour la première fois. À ce moment, vous vous êtes demandé si — comme dans le tableau de Salvador Dalì — nos montres ne s’étaient pas légèrement déformées.
L’on attendait ces ondes gravitationnelles depuis un certain temps, car Einstein avait prédit leur arrivée. Mais il a fallu attendre le XXIe siècle pour pouvoir les mesurer avec des instruments assez précis et sophistiqués. Lorsqu’enfin on a pu mesurer ces ondes, qui ont recouvert la terre entière, j’ai pensé — en souriant, car elles étaient vraiment infimes — si elles n’avaient pas, comme dans l’œuvre de Salvador Dalì, déformé légèrement déformer nos montres.
Lorsque les ondes gravitationnelles ont recouvert la terre, je me suis demandé si nos montres ne s’étaient pas légèrement déformées.
Dali s’exclamait, d’un ton provocateur, qu’il appréciait lire les livres scientifiques, car il ne les comprenait pas. Il disait également qu’il ne comprenait pas lui-même ses propres peintures. Dans un monde où tout doit être expliqué de façon pragmatique, nombreux sont ceux qui ont perdu tout lien avec le mystique et le surréaliste, qui nous permet pourtant de nous élever, de prendre du recul, de nous différencier et de nous réaliser. Pourquoi ?
La science doit rester modeste, car elle ne pourra jamais répondre à tout ni tout expliquer. Nous avons d’une part la rationalité de notre cerveau, mais d’autre part l’irrationalisme : les émotions, les perceptions, les croyances. En parallèle de la partie rationnelle de notre cerveau, nous avons sa partie irrationnelle : ses émotions, sentiments, croyances, etc. À nous de faire cohabiter intelligemment les deux, qui nous sont aussi vitaux l’un que l’autre. Un homme sans amour est un monstre. Les deux aspects sont essentiels, il faut savoir faire cohabiter notre raison et notre déraison.
Dali, en parallèle des sciences, était également fasciné par les sciences occultes. Il lisait le Liber Paramirum de Paracelse, qui l’a largement influencé ; lorsque Paracelse dit que le corps humain est une chair faite de soufre, de sel et de mercure qui coagule dans une substance molle, l’on ne peut s’empêcher de penser au fameux « corps mours » peints par Salvador Dalì. Qu’en pensez-vous ?
Cet aspect de Salvador Dalì m’intéresse beaucoup. On la retrouve également chez Newton. On pourrait se dire que plus scientifique que Newton, cela est difficile à trouver. Pourtant, il passait des nuits entières dans son laboratoire à mener des expériences alchimiques, pour transformer notamment du plomb ou du mercure en or. L’alchimie était une recherche au hasard de quelque chose qui n’existait pas. Et si vous cherchez au hasard quelque chose qui n’existe pas, alors vous n’êtes pas certain de le trouver. Mais ces recherches ont néanmoins beaucoup fait avancer la chimie et la recherche sur les combinaisons entre les éléments et les atomes. Je ne suis pas surprise que Salvador Dalì, qui était quelque peu farfelu, et qui n’avait pas toujours toutes les notions scientifiques qu’il fallait, ait pu s’intéresser à l’alchimie, à l’ésotérisme. D’ailleurs, comme le psychique intervient fortement sur le physique, la probabilité qu’il arrive une chose à laquelle vous pensez fortement est d’autant plus forte.
Newton passait des nuits entières dans son laboratoire à mener des expériences alchimiques.
Freud a dit de Dali qu’il était un « fanatique » et n’a accordé que peu de crédit aux réflexions scientifiques de Dali, ce qui a beaucoup touché ce dernier. Vincent Noce a plus récemment écrit un ouvrage sur Dali intitulé « La Raison du Fou ». Qu’est-ce qu’un fou ? Et doit-on être fou pour réaliser de grandes choses ?
Je n’aime pas le mot « fanatique » employé par Freud, car il contient trop d’idéologies. Un fanatique peut n’être qu’un suiveur, or Salvador Dalì n’était pas un suiveur. Il était un passionné qui ne suivait pas les chemins convenus. Quant à la folie, il en existe plusieurs sortes. En général, il s’agit d’un dérèglement de l’esprit, à la limite de la folie « pure ». Van Gogh ou Baudelaire étaient à la limite de la folie. Et il ne faut pas nécessairement côtoyer les limites de la folie pour créer de grandes œuvres. Certains artistes ont mené ou mènent des vies très calmes, mais l’on ne sait pas nécessairement ce qu’il se passe au fond d’eux. Ce qu’il faut, pour être un grand artiste, ce n’est donc pas être « fanatique » ou « fou ». Ce qu’il faut, c’est ne pas être conventionnel, ne pas se situer dans le milieu de la courbe, ne pas être comme tout le monde. Il faut déranger et être dérangeant.
Est-il encore possible, aujourd’hui, de sortir du moule ?
Au début du XXe siècle, être différent des autres avait quelque chose d’exceptionnel. Aujourd’hui, c’est différent, l’on assiste à un phénomène de mimétisme. Si vous êtes différent, vous êtes banni. L’on peut être excentrique, mais toujours dans un cadre défini, très restreint et intensément codifié. De fait, les gens sortent de moins en moins du moule.
L’avènement du digital a renforcé cette tendance. Les réseaux sociaux nous font croire que nous pouvons tout dire, tout écrire, mais cela est faut. Si vous publiez une idée qui n’est pas conforme à la moyenne et ne confirme pas l’avis de la majorité, alors vous êtes immédiatement montré du doigt et rejeté. Donc, l’on dit tout et n’importe quoi, des choses anodines ; mais plus rien de disruptif, de profond et d’original.
De plus, nous sommes constamment observés dans nos faits et gestes. Le phénomène « pas vu, pas pris » ne peut plus intervenir. L’on se protège désormais du regard de l’ensemble, on essaye de se cacher, et si l’on s’exprime, cela sera dans un cadre intensément codifié.
Heureusement, l’on peut encore penser ce que l’on veut, mais il n’est plus réellement possible de s’exprimer ouvertement.
Au début du XXe siècle, être différent des autres avait quelque chose d’exceptionnel. Aujourd’hui, c’est différent (…). Si vous êtes différent, vous êtes banni.
Salvador Dalì était possédé par la question du temps qui passe, et il redoutait la mort. Pourquoi craignons-nous la mort ? Si nous n’avions pas cette peur de la mort, est-ce que nous nous intéresserions au temps ?
Sans la mort, le temps n’existerait pas. Les atomes sont immortels, le temps n’existe pas pour eux. D’ailleurs, dans votre corps, vous avez peut-être l’atome d’un dinosaure ou d’une herbe millénaire. Les atomes sont classifiés de façon périodique, ils se mélangent et se combinent entre eux, mais ne changent jamais. Comme le disait Antoine Lavoisier « Rien ne se perd, rien ne se crée : tout se transforme ». L’atome n’ayant pas de vie, il n’a pas de mort non plus. Sauf si vous commencez à le bombarder avec des neutrons. Mais sinon, non. Et cette immortalité des atomes fait que le temps n’existe pas pour eux. Le temps n’existe donc que parce qu’il y a la mort.
Sans la mort, le temps n’existerait pas. Les atomes sont immortels, le temps n’existe pas pour eux.
Salvador Dalì était possédé par la question du temps qui passe, et il redoutait la mort. Pourquoi craignons-nous la mort ? Si nous n’avions pas cette peur de la mort, est-ce que nous nous intéresserions au temps ?
Sans la mort, le temps n’existerait pas. Les atomes sont immortels, le temps n’existe pas pour eux. D’ailleurs, dans votre corps, vous avez peut-être l’atome d’un dinosaure ou d’une herbe millénaire. Les atomes sont classifiés de façon périodique, ils se mélangent et se combinent entre eux, mais ne changent jamais. Comme le disait Antoine Lavoisier « Rien ne se perd, rien ne se crée : tout se transforme ». L’atome n’ayant pas de vie, il n’a pas de mort non plus. Sauf si vous commencez à le bombarder avec des neutrons. Mais sinon, non. Et cette immortalité des atomes fait que le temps n’existe pas pour eux. Le temps n’existe donc que parce qu’il y a la mort.
À la mort de Dali, on retrouvait sur sa table de chevet le livre de Stephen Hawking « Une Brève Histoires des Temps » ; un ouvrage qui se penche notamment sur les fameux trous noirs, qui fascinaient le peintre catalan. Qu’est-ce qu’un trou noir ?
Bien avant Einstein, les scientifiques s’étaient posé la question — après Newton — de l’attraction de deux corps.
Deux corps qui s’attirent sont proportionnels aux masses et au carré de la distance. Lorsque vous lancez une balle en l’air, elle retombe sur terre, en raison de l’attraction terrestre. Cependant, si vous la lancez à très grande vitesse et si vous parvenez, comme pour les fusées, à la faire sortir de l’orbite terrestre, elle ne retombe pas sur terre. À partir d’une certaine importance de la masse, il devient impossible de s’extraire de la loi d’attraction, à moins de dépasser la vitesse de la lumière ; ce qui n’est pas réalisable. Cela faisait longtemps que l’on pensait qu’il devait exister des masses gigantesques, tels les trous noirs, qui attiraient tous les corps.
Salvador Dalì aurait été très inspiré par notre époque, car elle est passionnante.
Dali était fortement inspiré par les découvertes de son époque. S’il avait vécu aujourd’hui, qu’est-ce qui l’aurait inspiré ? Quelles avancées scientifiques de notre époque auraient inspiré son œuvre ?
Il aurait été très inspiré par notre époque, car elle est passionnante. Je peux très bien me l’imaginer fasciné par l’ADN — qui est en fait de l’ordre transmis à travers les générations — et par les ciseaux moléculaires. Il aurait fait de superbes tableaux sur ces deux thématiques. Il aurait sans nul doute également été passionné par la matière et l’énergie noire, le numérique, les mégadonnées informatiques ou encore l’intelligence artificielle. Dans tous les cas, il n’aurait pas manqué de sujets d’inspiration pour ses œuvres d’art…
■ Propos recueillis le 10 Janvier 2020 à l’Académie des Sciences, à Paris.