La Persistance de la Mémoire de Salvador Dalì, 1931
ANALYSE D'ŒUVRE D'ART
Genèse d’une toile d’un réalisme scientifique d’exception
La Persistance de la Mémoire, huile sur toile peinte en 1931, est une grande œuvre de petite taille de 24 x 33 cm. Elle s’inscrit dans le procédé dalinien de la « paranoïa-critique » qui permettait au peintre de picturalement ausculter ses troubles inconscients. Depuis 1933, elle est accrochée au cinquième étage du MoMA, à New York.
L’œuvre a été peinte par Salvador Dali, fidèle sismographe d’une époque chamboulée, fruit des terres catalanes piquées de chaleurs, de rochers escarpés et de mémoires troublantes, au sein desquelles il cisèle son regard d’artiste perçant et affûté. Ses moustaches fringantes, « mandibules » d’une imagination en perpétuelle ébullition, jettent quelquefois leur ombre gracile sur cet impénétrable génie surréaliste, vorace de lumières et d’éruditions. Sur ses toiles se meut l’inouï en une exquise minutie, les expériences grouillantes et viscérales de son esprit.
Comment est née cette toile d’exception ?
1931. Salvador Dalì, à la suite d’un dîner entre amis, se trouve pris d’assaut par une rare migraine. Les convives, accompagnés de Gala, le quittent pour une séance de cinéma. Lui reste, songeur et contemplatif, accoudé à la table désertée. Ne subsistent que les dépouilles d’un festin convivial et, sur le bord d’une assiette, un camembert entamé dont la pâte molle s’échoue au hasard. Soudain survient une brillante vision. Le peintre se lève, rejoint son atelier et, au mépris de ses maux, ajoute au paysage catalan d’une toile en cours de finition trois montres molles inspirées de l’illustre fromage.
Deux heures plus tard, Gala rentre. Le tableau est achevé. Elle s’exclame que jamais personne ne pourra l’oublier.
Détaillé et surréel, il évoque le hameau marin de Portlligat. Des rochers anthropomorphes, baignés d’une sémillante lumière méditerranéenne, prennent naissance sur les rives d’une plage désertique et s’avancent dans une mer d’argent.
Dans ce paysage sculptural, onirique et étranger, le peintre entrepose deux formes géométriques semblables à un promontoire, au loin, et à un comptoir de salon, au premier plan, à gauche. Sur ce dernier s’érige la relique d’un olivier. Au beau milieu gît une forme inusitée. Mollusque acéphale ? Coulant laiteux d’un camembert ? Anamorphose arrachée à l’univers holbeinien ? De longs cils soudain sollicitent notre attention. Ci-gît un autoportrait de Salvador Dalì. Profondément endormi, bordé par son étrange rêverie.
Dans cet insolite paysage s’épandent quatre montres à gousset, vedettes de toutes les attentions. Trois d’entre elles s’étirent, une dorée, deux argentées, et affichent mollement leurs heures uniques et discordantes. Une quatrième, rouge et flamboyante, fermée ou retournée, assurément impénétrable, se distingue avec rigidité de ses semblables. Sur la montre dorée une mouche s’est posée, et sereinement se désaltère. Sur la montre rubis, une escadrille de fourmis volantes s’agite en une méthodique agglomération.
À cent lieues et hors d’atteinte, arrosé d’une pluie dorée, un œuf isolé est entreposé.
Convié dans cet univers métaphysique, notre regard est emporté par la ligne de fuite du comptoir. Captivés par le maelstrom de fourmis volantes — appliquées à quelque entreprise sur la surface rigide et safranée — nous sommes ensuite élancés à travers le canevas dont la quiétude figée n’est qu’apparente. Du premier plan à l’arrière-plan, du plus sombre au plus clair, du chargé à l’épuré, du moderne au primitif, du matériel à l’immatériel, du structuré au fragmentaire, du psychique à l’organique, du statique à l’éternel, du « putrefacto » (fourmis) à la renaissance suprême (œuf).
Les montres représentent le temps dont l’écoulement linéaire, illusoire, a été déconstruit par le brillant Albert Einstein en 1915, dans sa théorie de la relativité.
Les trois dimensions du passé, du présent et du futur cohabitent en un seul et même espace. Sur la branche d’olivier, métaphore des sagesses antiques, pend le passé. Sur l’autoportrait « mou » de Salvador Dalì, dont le sommeil évoque le crépuscule irrécusable de toute existence, s’épand le futur. Et sur le bord du comptoir, d’un or scintillant qui porte au pinacle sa primauté, s’écoule le présent. En son sein la mouche, « fée de la Méditerranée » par le peintre adulée, nous rappelle que ce présent est léger et insaisissable. La montre à gousset incarne quant à elle la rigidité du temps euclidien, démonté par Albert Einstein, putréfié par l’armada d’idées qu’il a, avec élan, jetée sur sa proie surannée.
Au loin, bercé dans un doux asile de lumière, l’archétype adulé du maître catalan : l’œuf cosmique, extrait du courant orphique. De ses deux moitiés brisées, dont l’une représente la terre, l’autre le ciel, naissait Protogonos, créateur de l’être humain. De cet œuf qui, sur la toile, gît entre ciel et terre, naît une réalité nouvelle, celle d’un temps élastique et propre à chacun d’entre nous.