Rythme d’automne (numéro 30) de Jackson Pollock, 1950

ANALYSE D'ŒUVRE D'ART

Autumn Rythm, symphonie archétypale de la quintessence américaine face aux blocs de l’Est

Rythme d’Automne (numéro 30) est un émail sur toile magistral et non figuratif de 2,67 x 5,26 m sur lequel se traduit en un ballet d’entrelacs équinoxiaux tout le flair et la virtuosité du jeune Jackson Pollock. Peinte en 1950, au 38e automne du grand maître symphonique, cette figure de proue de l’expressionnisme abstrait a été rachetée par le Metropolitan Museum of New York à Lee Krasner, femme de Pollock, l’année suivant le trépas de son mari. 

Cinq années plus tôt, ce couple bouillonnant, qui s’insuffle et s’écorche d’audaces et d’estocades, dépose ses toiles dans un foyer boisé de East Hampton, dans l’État de New York. À cent lieues de la fièvre new-yorkaise s’exprime, dans l’isolement claustral de sa grange aménagée, le tumulte explosif d’un peintre exalté et incandescent. Le «dripping» voit le jour. Par hasard, ou presque. Autumn Rhythm en sera l’apogée. 

Les inspirations sont immanentes, des fresques murales du trio mexicain Riviera-Orozco-Sisqueiros aux opus surréalistes de Miró et de Masson. L’automatisme psychique hérité de Sigmund Freud se mue en un violent rituel terrestre, bestial et sensuel. Pablo, le grand Picasso, chef spirituel, fardeau insoutenable et adversaire à abattre d’un coup de tir fatal, hante l’arène de cette sublime corrida picturale. 

Tel un matador autour de sa proie, Jackson Pollock se déplace avec instinct aux abords du vaste canevas. Il guette, saisit sa lance — qu’importe le pinceau ou le morceau de bois —, l’immerge dans le corps coloré qu’il laisse s’épandre brutalement sur la toile allongée. L’huile n’est plus assez fluide, plus assez libre. Il s’empare de l’émail industriel, agile et volatile, qu’il envoie valser en une ossature projetée de lourdes traînées.

Aucun repère, aucune perspective. Les boussoles capitulent. Le chaos est apparent, mais seulement apparent. Car le geste, lui, est parfaitement maîtrisé par ce peintre qui révoque la notion d’accident.

Rythme d’Automne est peuplée de lignes articulées en une sténographie giclée de teintes ténébreuses qui, sur cette toile sans cadre ni apprêt, défie les orées du cosmos et de la temporalité. La sensation de planéité résonne dans l’adjectif «all over» que lui a apposé le critique d’art Clément Greenberg.

Sur un fond sablé rivalise cet enchevêtrement de corps fiévreux, jets sourds de bruns, de blancs, de noirs et de gris. Des taches blanches et esseulées risquent de s’extirper du piège de toile tissée de noirs aux reliefs accusés, qui sur elles semble vouloir se refermer. Ce combat magnétique et envoûtant, arbitré par quelques bruns stoïques et effacés, trouve son paroxysme en une explosion viscérale des neuf sens qui nous relient à la vie.

Bourrasque automnale? Câbles électriques de l’ère moderne? Furieuse improvisation de jazz dans un sous-sol enfumé? Paysage rocheux de l’Ouest américain? Éclats de cris et de douleurs dans le corps d’un homme meurtri? Chorégraphie surréaliste composée selon un fortuit aléa? Époque hantée par le chaos et la destruction? Nécessité absolue, dans ce monde moderne, de rayer le passé et de tout reprendre à zéro?

Rythme d’Automne est une œuvre intense et multisensorielle qui s’extirpe crûment de son cadre, s’empare de nos corps et de nos esprits pour nous faire voir, sentir, entendre et percevoir en son sein les qualités d’une Amérique explosive et bruyante, vorace d’espace et de puissance.

Le tableau n’en est plus un, bien davantage une expérience, un rapport physique entre le peintre, la toile et son regardeur. Un dialogue s’instaure qui invite notre corps et notre inconscient. La performance gestuelle se mêle à celle plus spirituelle. Les détails s’évanouissent, l’imagination vole à leur secours.